L’heure est grave
L’heure est grave. La FSU le pense sincèrement.
Alors que le projet de loi Blanquer est discuté au Sénat, l’école se trouve à la croisée des chemins : restera-t-elle un lieu, une institution, dont la vocation affichée, affirmée, est de contribuer à l’émancipation des jeunes qui nous sont confiés ou deviendra-t-elle une entreprise de conditionnement dans laquelle les enseignants, les personnels, devront se cantonner à un simple rôle d’exécutants ?
S’il devait rester rédigé en l’état, cette question est malheureusement tranchée par l’article 1er du projet de loi dit de l’école de la confiance.
Je le cite : « Dans le respect de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, par leur engagement et leur exemplarité, les personnels de la communauté éducative contribuent à l’établissement du lien de confiance qui doit unir les élèves et leur famille au service public de l’éducation. »
Pourquoi, les personnels et leurs représentants n’y voient pas – comme nous y encourage notre ministre – un article anodin ?
Parce que le choix de faire de cette exigence d’exemplarité la première phrase du premier article de la loi n’est en soi nullement anodin.
En effet, toute personne un peu informée sait que le premier article d’une loi est le plus important, celui qui donne le ton de l’ensemble du texte. Songez au célèbre article 1er de la loi de 1905 et sa première phrase : « la République assure la liberté de conscience. »
Mais cet argument ne suffit pas à lui seul à justifier notre analyse d’une lourde menace sur la liberté d’expression des personnels, et des enseignants au premier chef.
L’étude d’impact de la loi – document légal réalisé par le ministère pour l’Assemblée – est de ce point de vue sans ambiguïté.
Je le cite à propos d’exemples pouvant déboucher sur une sanction : « Il en ira par exemple ainsi lorsque des personnels de la communauté éducative chercheront à dénigrer auprès du public par des propos gravement mensongers ou diffamatoires leurs collègues et de manière générale l’institution scolaire. »
Cette disposition est donc en mesure d’atteindre gravement la liberté d’expression notamment des enseignants.
Nos supérieurs hiérarchiques, Dasen, Recteur, partout en France, vous, ici présents, ont d’ailleurs bien compris le message et appliquent, parfois, par anticipation cette loi qui vise à bâillonner les personnels.
Ainsi dans l’Héraut, un directeur d’école, Sébastien Rome a été convoqué par le DASEN suite à ses prises de paroles contestant la loi Blanquer, dans Le Monde et à France Bleue. Une lettre d’admonestation a été versée à son dossier.
Ce cas illustre cette tentation d’adopter des postures permettant d’inquiéter les collègues pour leur opinion et activités politiques en tant que citoyen, y compris en dehors de leur temps de service.
C’est aussi le cas dans notre académie lorsque M. Beck, Dasen des Bouches-du-Rhône, en décembre 2018, a enjoint les chefs d’établissements de refuser que des réunions entre parents d’élèves et enseignants soient organisées au sein des Lycées.
La FSU s’est également émue, M. le Recteur, de la lettre envoyée par vos soins aux maires pour défendre le bien-fondé de ce projet de loi.
Il en est de même pour l’opération de communication mise en place récemment par le biais de visites de Lycées en compagnie de journalistes introduits dans l’enceinte des établissements sans que les représentants du personnel n’aient été avertis et encore moins invités à s’exprimer sur le sujet.
Ceci contrevient par ailleurs aux règles déontologiques que les enseignants se font un devoir de respecter, y compris dans leurs activités pédagogiques, en utilisant des élèves dans le cadre d’une conférence de presse, sans leur accord ou celui de leurs parents – s’ils sont mineurs – et va, notamment, à l’encontre du droit à l’image qui est désormais très encadré.
Vous l’avez compris, M. le Recteur, nous nous élevons contre cette dérive autoritaire.
D’abord parce que nous sommes des agents du service public qui voulons être des citoyens à part entière, droit reconnu par la loi portant statut général de la Fonction Publique de 1983.
Mais, notre préoccupation va bien au-delà.
Nous pensons que cet article et tous les événements dont nous venons de nous faire écho sont néfastes à la qualité du service public d’éducation. Ils portent en eux une vision rétrograde de l’école.
Lorsque les personnels, les organisations syndicales, notamment la FSU, expriment leur désaccord avec tout ou partie de la loi Blanquer, ceux-ci le font au nom de leur expertise professionnelle et de leur vision d’une école démocratique et républicaine.
Or, en réaffirmant la nécessaire exemplarité des personnels, dont les enseignants, la loi Blanquer cantonne ces derniers au rôle d’exécutants. Elle minimise leur expertise professionnelle et sous-estime leur attachement à la démocratisation scolaire qu’ils estiment fragilisée par les mesures ministérielles en cours.
Ce faisant, elle les exclut de la discussion sur le métier et ses finalités, et affaiblit au passage l’institution.
En effet, ce qui se joue en creux n’est donc pas réductible à la liberté d’expression des enseignants mais interroge leur droit à la politisation, à savoir la possibilité d’articuler leurs engagements et leurs identités et pratiques professionnelles comme une condition du bon fonctionnement institutionnel, et non comme un frein.
La mise au pas de l’Ecole, de la Culture et des Médias publics sont aujourd’hui l’apanage des dictatures et de ce qu’on appelle désormais les démocraties illibérales comme en Pologne, Hongrie ou Russie.
Nous n’en sommes pas là, évidemment, M. le Recteur.
Aujourd’hui, je m’exprime dans cette enceinte, au nom de mon organisation, en toute confiance.
Nous savons, vous et moi, que les représentants syndicaux ne peuvent être inquiétés pour leurs prises de positions syndicales, quant bien même elles mettraient en cause leur hiérarchie ou leur ministre.
Cependant, le ministre de l’Education nationale, et une partie de la chaîne hiérarchique, en s’entêtant à vouloir mettre au pas les personnels, en particulier les enseignants, à leur nier, de fait, leur droit à la liberté d’expression, ceux-ci envoient un signe très inquiétant du devenir de l’Ecole et de nos institutions démocratiques.
Pour sa part, la FSU continuera a porté ses analyses, dans le respect des règles habituelles du débat public, et à mobiliser les agents du Service Public d’Education contre la loi Blanquer.